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En Vanoise, les acteurs s'organisent pour préserver l'abeille noire locale

Dans la commune des Belleville (vallée de la Tarentaise, en Savoie), des apiculteurs, des chercheurs, la commune et le Parc national de la Vanoise conjuguent leurs efforts pour tenter de préserver l’abeille noire locale (Apis mellifera mellifera), symbole d’une apiculture extensive.
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L'abeille noire, un patrimoine génétique menacé

L’abeille noire est la sous-espèce d’abeille domestique historiquement présente dans l’ouest de l’Europe, des Pyrénées à la Scandinavie. Adaptée à son environnement, elle est reconnue pour la longévité de ses ouvrières et sa capacité à faire face aux conditions extrêmes de l’hiver. Depuis plusieurs décennies, des chercheurs tirent la sonnette d’alarme car le patrimoine génétique et adaptatif de cette sous-espèce est menacé par l’importation d’essaims et de reines d’autres sous-espèces réputées plus productives et avec lesquelles elle s’hybride (l’abeille italienne, la caucasienne ou la Buckfast). Cette hybridation entraîne une perte progressive des caractères propres à l’abeille noire, et en particulier sa bonne adaptation à notre environnement.

Les populations d’abeilles importées sont en effet nourries artificiellement : peu adaptées au milieu montagnard et à ses températures extrêmes, leur survie dépend entièrement de l’intervention de producteurs soucieux d’augmenter la productivité de leur exploitation. A contrario, l’abeille noire possède un bagage génétique lui permettant de survivre en autonomie dans cet environnement contraignant. Outre l’hybridation des espèces, qui appauvrit le patrimoine génétique d’une sous-espèce autochtone, l’introduction de ces nouvelles espèces ne porte que peu de fruits d’un point de vue économique : la production apicole ne cesse malgré tout de chuter.

 

Création d'un conservatoire de l'abeille noire aux Belleville

Sous l’impulsion de quelques apiculteurs, la commune des Belleville, le Centre d’Études Techniques Apicoles de Savoie (CETA) et le Parc national de la Vanoise ont décidé de contribuer à sa préservation en créant un conservatoire de l’abeille noire dans la vallée des Encombres (une des deux vallées de la commune des Belleville), isolée géographiquement et potentiellement moins confrontée aux risques d’hybridation du fait de l’absence de ruchers transhumants.

La polyandrie, vous connaissez ?

L’abeille est une espèce polyandre (poly = plusieurs, andros = le mâle), c’est-à-dire que lors de son vol nuptial la reine est fécondée par 15 à 30 mâles. La descendance ouvrière est donc composée de 15 à 30 fratries, c’est-à dire 15 à 30 séries de demi-sœurs.

 

Des analyses génétiques pour évaluer le taux d'hybridation

Pour asseoir scientifiquement leur action, les partenaires du projet se sont rapprochés du docteur Lionel Garnery, spécialiste de l'abeille noire. Grâce à l’apport financier du Parc national, ils décident de recourir aux techniques d’analyses génétiques qui permettent une approche plus fine que les analyses morphologiques. Deux marqueurs sont utilisés : l’ADN des mitochondries, qui permet de déterminer l’origine maternelle des colonies, et l’ADN du noyau des cellules, qui permet d’évaluer le niveau d’introgression (le transfert de gènes d’une sous-espèce vers une autre).

Une première étude a été conduite en 2016-2017 sur les 359 colonies recensées sur la commune des Belleville. Malheureusement, le niveau d’hybridation de cette population, que l’on pensait relativement épargnée du fait de son isolement, s’est révélé particulièrement haut (respectivement 38 et 36 % pour chacun des deux marqueurs). La comparaison des échantillons avec différentes populations de référence a confirmé que des échanges ont eu lieu avec des populations importées du nord de la méditerranée (Apis mellifera ligustica, Apis mellifera cecropia, Apis mellifera carnica) et avec une intensité telle qu’elles ont remplacé une partie de la population locale.

Bien que partielle, puisqu’une seule abeille par ruche a pu être analysée, cette étude a permis de caractériser la population sur le plan génétique et de sélectionner 51 ruches au profil génétique compatible avec un enjeu de préservation, avec un niveau d’hybridation inférieur à 20 %.

 

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Rucher de Klébert Silvestre (à droite, apiculteur, membre du CETA), dans le conservatoire de l’abeille noire. Les Priots, vallée des Encombres, les Belleville

 

Constituer une base génétique aux Encombres pour diminuer l'hybridation

Le CETA de Savoie, gestionnaire du conservatoire de la vallée des Encombres, a finalement retenu les 29 ruches les moins hybridées qui, avec l’appui des apiculteurs locaux acquis à la cause, ont été déplacées en 2017 dans la zone conservatoire des Encombres pour permettre l’élevage de futures reines.

Une seconde phase d’analyses a été conduite en 2017-2018 sur les 29 colonies du conservatoire, en prélevant cette fois 24 abeilles par ruche. Cette étude souligne la pertinence du premier tri réalisé à l’issue de l’étude 2016-2017, puisque le niveau moyen d’hybridation est passé de 36 % à 24 %.

Ce travail a également permis de mesurer le niveau d’hybridation des reines et des mâles de chaque colonie et d’identifier ainsi les ruches à sélectionner pour le greffage de reines ou l’élevage de mâles. Les quelques colonies qui présentaient encore un niveau d’hybridation trop élevé ont quant à elles été retirées de la zone.

D’après les projections, ce second tri n’a toujours n’a pas permis de descendre en dessous du seuil de 20 % d’hybridation mais laisse dans la vallée des Encombres une base génétique qui permettra de le diminuer progressivement. Dès la génération suivante, on estime que le niveau d’hybridation des reines atteindra 12%, ce qui permettra de produire des mâles tout à fait compatibles avec un objectif de conservation. Le prochain défi consistera à rechercher de nouvelles colonies d’abeilles noires dans d’autres hautes vallées savoyardes, afin d’alimenter la zone conservatoire et éviter à moyen terme un effet de consanguinité.

 

L'abeille noire, symble de la commune des Belleville

Aujourd’hui, l’abeille noire est un véritable symbole pour la commune des Belleville qui a souhaité lui dédier un espace muséographique. Ce projet, qui fédère beaucoup d’acteurs, est déjà bien avancé. L’ouverture est prévue pour 2020 : l’occasion de sensibiliser le grand public à la préservation de cet élément méconnu de notre patrimoine naturel et culturel, symbole d’une apiculture extensive, en harmonie avec son environnement ! 

 

Esprit parc national valorise les races et variétés locales

La marque Esprit Parc national met en valeur des produits agricoles et artisanaux ou des services qui s’engagent dans la préservation et la promotion des territoires d’exception des parcs nationaux. Plus de 70 miels et autres produits de la ruche (gelée royale, propolis, pollen), issus des parcs nationaux, bénéficient ainsi de cette distinction.

L’utilisation d’abeilles noires ne constitue pas aujourd’hui un critère obligatoire pour prétendre à la marque car le contrôle serait techniquement difficile à mettre en œuvre et très onéreux compte tenu du coût des analyses génétiques. Les apiculteurs y sont toutefois fortement incités et ceux qui travaillent avec l’abeille noire bénéficient de points supplémentaires pour pouvoir accéder à la marque. Klébert Silvestre, apiculteur aux Belleville, certifié en agriculture biologique et fervent défenseur de l’abeille de Savoie, s’est tout de suite reconnu dans les valeurs portées par la marque.

Retrouvez tous les produits et services marqués sur www.espritparcnational.com

Auteurs de cet article :
Guy-Noël Grosset, chargé de mission agroenvironnement au Parc national de la Vanoise
Klébert Silvestre, Président du Centre d’Études Techniques Apicoles de Savoie
Lionel Garnery, chercheur spécialiste de l’abeille noire au laboratoire EGCE du CNRS de Gif-sur-Yvette

Également publié dans la revue Abeilles en liberté (n°2, avril 2019)